l’alcool est la drogue psychoactive la plus répandue dans les pays occidentaux et entraîne des troubles somatiques, psychiques et sociaux. L’aspect chronobiologique des maladies liées à l’alcool n’a pas été examiné ; cependant, si l’alcool modifie les rythmes biologiques, certaines complications telles que les troubles du sommeil ou de la dépression, fréquemment associés à l’alcool et dont on sait également qu’ils ont un fort déterminant chronobiologique, pourraient être en partie expliquées par une approche chronobiologique. Le rythme circadien de la température est l’un des principaux indices de la synchronisation des 24 heures et est essentiel pour l’adaptation de l’homme à son environnement. Seules quelques études contrôlées traitent de l’effet de l’alcool sur la température corporelle centrale (12-14), et elles portent sur des doses uniques d’éthanol. Aucune étude publiée ne rapporte les effets d’une période de consommation de 24 heures, du type de celle observée chez les gros buveurs. La réalisation d’une telle étude pose deux problèmes majeurs. Premièrement, il est difficile de surveiller la température chez les alcooliques au cours de la maladie en raison de leur mauvaise compliance. Deuxièmement, il n’est pas acceptable d’un point de vue éthique de donner des boissons alcoolisées à des patients abstinents. Nous avons donc réalisé un essai basé sur une période de consommation d’alcool de 26 heures avec des volontaires sains. La dose totale a atteint la quantité généralement ingérée par les patients alcooliques, c’est-à-dire 256 g/jour (correspondant approximativement à 2,5 l de vin à 12° pour cent, 700 ml de whisky à 40° pour cent, ou 6 l de bière à 4,5° pour cent), administrée à intervalles réguliers pendant l’essai. La température rectale a été surveillée tout au long de l’essai afin d’étudier le cycle circadien de la température pendant la consommation d’alcool par rapport à celui d’une séance de contrôle.

Sujets.

Neuf hommes en bonne santé (tableau 1) âgés de 21 à 30 ans (23,3 ± 2,9 ans) ont été inclus après avoir obtenu leur consentement écrit éclairé. Le mode de vie, la santé physique et l’état clinique ont été évalués par des examens cliniques et de laboratoire de routine afin de déterminer l’éligibilité à l’étude. Tous les sujets étaient synchronisés avec l’activité diurne et le repos nocturne. Les sujets ne présentaient aucune anomalie physique au moment de l’examen. L’indice de masse corporelle était compris entre 20 et 25. Aucun sujet ne présentait de diagnostic actuel ou passé d’abus ou de dépendance à l’alcool, au tabac ou à d’autres substances. Ils ne prenaient aucun médicament, ne travaillaient pas par roulement, ne prenaient pas de vols transméridionaux et ne souffraient d’aucune infection ou maladie depuis au moins 1 mois avant la session. Aucun sujet ne présentait de trouble dépressif ou de psychose, actuel ou passé. Tous les scores de l’échelle d’évaluation de la dépression de Montgomery et Asberg (10) étaient inférieurs à 18, ce qui excluait tout trouble dépressif actuel. Aucun sujet ne présentait un diagnostic actuel de phase retardée ou avancée ou de syndrome hypernyctohéméral. Les scores de Horne et Ostberg (7) allaient de 39 à 59 (moyenne 49,5 ± 6,8), critère qui excluait les sujets de type « définitivement matin » ou « définitivement soir ». Les numérations globulaires de routine et la chimie sanguine étaient dans la gamme normale, et les tests du VIH et de l’hépatite B et C étaient négatifs.

Tableau 1. Caractéristiques des sujets

Sujets Age Poids, kg Indice de masse corporelle Score de Horne et Ostberg
1 22 70 21.6 39
2 23 75 23.1 54
3 21 61 20.2 52
4 26 78 22.8 54
5 21 74 24.8 41
6 22 64 20.8 43
7 22 70 22.7 52
8 23 78 24.7 59
9 30 68 21.5 52
Moyennes 23,3 ± 2,9 70,8 ± 5,9 22,5 ± 1,6 49,6 ± 6.8

Protocole expérimental.

Le comité d’éthique de Lille, France, a approuvé l’étude. Le rythme circadien de la température corporelle centrale a été étudié chez neuf volontaires masculins en bonne santé au cours d’une étude en simple aveugle, randomisée, croisée, comparant une session d’alcool de 26 heures et une session placebo de 26 heures. Lors de la séance d’alcool (tableau 2), 256 g d’éthanol ont été administrés entre 10 h le premier jour et 12 h le deuxième jour afin d’obtenir des concentrations d’alcool dans le sang comprises entre 0,5 et 0,7 g/l tout au long de la séance. Pour obtenir une alcoolémie significative au début de la collecte des données (1200), 20 g d’éthanol ont été administrés par voie orale à 1000, 1100 et 1200 ; puis 10 g/h ont été administrés de 1300 à 2100 et de 0700 à 1100 le deuxième jour. L’alcool administré était mélangé à du jus de fruit. Lors de la session placebo, seul du jus de fruit a été administré. Pour permettre aux sujets de dormir tout en maintenant un taux d’alcoolémie suffisant, 7 g/h d’alcool (Curethyl*, AJC Pharma, Chateauneuf, France) dans une solution saline ont été administrés par voie intraveineuse pendant la nuit (entre 2200 et 0600) dans la session alcool et uniquement dans la session contrôle. Une sonde rectale (Squirrel Logger Equipment, Grant Instruments, Cambridge, UK) permettant d’enregistrer la température centrale a été insérée à 12 h et laissée en place pendant toute la période de surveillance. La température rectale a été enregistrée toutes les 20 minutes pendant les 26 heures de la période expérimentale. Toutes les sessions ont eu lieu entre novembre et avril. Pour chaque sujet, les deux sessions étaient séparées de 2 à 5 semaines. Les sujets ont été admis au centre d’investigation clinique à 8h00. Pendant l’observation, de 10 h le premier jour à 15 h le deuxième jour, les sujets étaient au lit, lisaient et regardaient la télévision ; ils prenaient des repas standardisés à 8 h, 12 h et 19 h le premier jour et à 8 h et 12 h le deuxième jour. Ils sont partis à 15 heures. Les lumières étaient éteintes entre 2200 et 0600. La température ambiante était comprise entre 20 et 22°C pendant la session. Des échantillons de sang ont été prélevés toutes les 6 h (12 h, 18 h, 24 h, 6 h et 12 h) pour le dosage de l’alcoolémie. Lors du prélèvement des échantillons sanguins à 24h00, la pièce était éclairée par une lumière d’une intensité moyenne de 50 lx.

Tableau 2. Protocole expérimental

Administration d’alcool 1000-1100-1200 1300-2100 2200-0600 0700-1100
Total, g 60 90 56 50
Fréquence, g/h 20 10 7 10
Route Oral Oral Intraveineux Oral

Analyse statistique.

Toutes les analyses statistiques ont été réalisées avec le logiciel SAS (SAS Institute, Cary, NC). Les différences statistiquement significatives entre les sessions d’alcool et de contrôle ont été déterminées avec une ANOVA à deux voies et à mesures répétées. Un modèle linéaire général mixte pour données répétées (9) a été utilisé pour évaluer les variations de la température en fonction du temps et du groupe. Ensuite, les comparaisons statistiques pour chaque point du schéma de température circadien ont été effectuées avec le test de la somme des rangs de Wilcoxon apparié.

RESULTATS

La figure1 présente les schémas de température typiques des volontaires. La figure2 rapporte les schémas de température du groupe pendant les sessions de contrôle et d’alcool, et la figure3 rapporte les alcoolémies à cinq moments de la journée, correspondant au protocole expérimental. L’interaction (ANOVA) entre le facteur temps et le facteur groupe était significative (P < 0,0001). Chaque point temporel de l’évolution de la température pendant la session d’alcoolisation a été comparé au point correspondant de la session de contrôle par le test de la somme des rangs de Wilcoxon apparié. Cette comparaison a montré que la température pendant la session d’alcool était significativement plus élevée la nuit (valeur P allant de 0,046 à 0,007 de 0300 à 0820) et significativement plus basse le jour, au début de l’essai (valeur P allant de 0,047 à 0,007 de 1240 à 1400). Avant, entre et après ces heures, la température ne différait pas significativement. La température moyenne la plus basse était de 0,36°C plus élevée dans la session alcool (valeur moyenne de 36,48 ± 0,18°C) que dans la session contrôle (valeur moyenne de 36,12 ± 0,17°C). La température maximale dans la session alcoolisée était de 37,03 ± 0,22°C, contre 37,07 ± 0,12°C dans la session témoin. Ainsi, la réduction de l’amplitude du rythme circadien de la température entre les deux sessions (43 %) est due à un point bas plus élevé lors de la session alcool, par rapport à la session témoin. Sept des neuf volontaires ont ressenti un effet hyperthermique la nuit.

Fig. 1.

Fig. 1.Schémas circadiens individuels de la température corporelle centrale. ●, séance d’alcoolisation ; ○, séance de contrôle. En haut, sujet 4 ; en bas, sujet 7.

Fig. 2.

Fig. 2.Profils circadiens de la température corporelle centrale (par 20 min) de 9 hommes en bonne santé étudiés à deux reprises : pendant une session d’alcool (●) (consommation de 256 g d’alcool administrée régulièrement pendant une période de 26 h) et une session de contrôle (○). La température pendant la session d’alcool était significativement plus élevée de 3 h à 8 h 20 (valeur P comprise entre 0,046 et 0,007) et significativement plus basse le jour, au début de l’essai (valeur P comprise entre 0,047 et 0,007). La nuit, la valeur moyenne de la température la plus basse était de 0,36°C plus élevée dans la session alcool (36,48°C) que dans la session contrôle (36,12°C). Barres blanches horizontales, lumières allumées ; barre noire horizontale, lumières éteintes.

Fig. 3.

Fig. 3.Valeur moyenne des taux d’alcoolémie (g/l) chez 9 sujets, correspondant au protocole expérimental.

DISCUSSION

Les études contrôlées sur l’homme et d’autres animaux qui ont traité de l’action de l’alcool sur la température centrale du corps se sont concentrées sur l’effet d’une dose unique d’éthanol et l’ont considéré pendant quelques heures après l’administration. Ces études ont toutes conclu que l’alcool a un effet hypothermique. Chez l’homme, Reinberg et al. (13) ont constaté que la valeur moyenne circadienne sur 24 heures de la température orale diminuait lorsqu’une dose unique de 0,67 g/kg était administrée à 7 heures, mais n’était pas affectée par la même dose unique lorsqu’elle était administrée à 11 heures, 19 heures ou 23 heures. O’Boyle et al. (12) ont enregistré la température orale pendant 3 heures après la consommation de 0,8 ml/kg d’alcool à 8 heures ou à 16 heures. Ils ont observé une baisse de la température corporelle orale induite par l’alcool au cours de la session de 0800 et aucun effet au cours de la session de 1600. Yap et al. (14) ont trouvé un effet hypothermique pendant les 2 heures suivant l’administration de 0,75 g/kg d’alcool à 0900, 1500, 2100 et 0300. Les rapports sur les rongeurs indiquent que l’administration d’alcool diminue la température corporelle (2), et il a été supposé que l’éthanol induit un déplacement vers le bas du point de consigne pour le contrôle de la température (1, 5). Un autre mécanisme suggéré est que l’alcool supprime la thermorégulation (11).

Notre étude des effets de l’alcool sur la température corporelle centrale est, à notre connaissance, la première étude circadienne réalisée. Elle utilise une administration standardisée et soutenue afin d’obtenir des conditions expérimentales proches de celles vécues par les patients alcooliques. Les effets dits de masquage connus pour affecter la température (6) ont été contrôlés tout au long de l’essai. Les volontaires étaient couchés, la température ambiante était maintenue entre 20 et 22°C, les repas étaient standardisés et la lumière était contrôlée la nuit. Tous ces paramètres étaient similaires dans les deux sessions. Nous avons constaté que la consommation d’alcool entraînait une diminution de la température corporelle centrale au début de l’essai, dans la journée (entre 12 h 40 et 14 h), ce qui correspond à l’effet hypothermique standard de l’alcool rapporté dans la littérature, comme décrit ci-dessus. Cependant, le principal résultat de notre étude est que la consommation d’alcool a augmenté la température corporelle centrale nocturne. En effet, dans cette étude, nous montrons clairement que la consommation d’alcool affecte considérablement la température corporelle centrale circadienne en induisant son augmentation nocturne (augmentation moyenne de 0,36°C) ; ceci a entraîné une diminution de ∼43% de l’amplitude du rythme circadien de la température. Nos données, obtenues sur une base circadienne, suggèrent fortement que l’effet de l’alcool sur la température corporelle centrale dépend du temps et réduit finalement l’amplitude du rythme. Une autre explication doit être envisagée à la lumière du rapport de Gallaher et Egner (4) sur les rongeurs. Ils ont étudié les effets sur la température de l’injection d’éthanol à 9 heures (pendant la période de repos) à des doses allant de 2 à 6 g/kg. Ils ont observé un effet hypothermique mais aussi une hyperthermie de rebond pendant les périodes de repos successives et persistant pendant plusieurs jours. Ils ont émis l’hypothèse d’un léger syndrome d’abstinence ou d’une perturbation du rythme circadien normal de la température. Comme les taux d’alcoolémie étaient plus faibles la nuit que le jour dans notre expérience, un rebond sympathique associé au sevrage ne peut être exclu. D’autres expériences sont cependant nécessaires pour confirmer cette hypothèse. Malgré l’absence de confirmation, nous trouvons néanmoins l’hypothèse dépendante du temps plus plausible, car l’hyperthermie de sevrage est généralement observée après de longues périodes d’alcoolisme et parce que nos sujets n’étaient pas alcooliques.

Perspectives

Nos données suggèrent fortement que l’alcool a un effet hyperthermique la nuit chez l’homme. Cela pourrait avoir des conséquences graves, notamment sur l’humeur et le sommeil. De nombreuses études ont rapporté que l’amplitude de la température circadienne diminue dans les troubles de l’humeur (3) et que le sommeil est fortement lié au rythme de la température (8). La diminution spectaculaire de l’amplitude du rythme circadien de la température que nous avons observée pourrait expliquer, du moins en partie, certains signes cliniques observés chez les patients alcooliques, notamment les troubles du sommeil et de l’humeur. Nos données suggèrent que la consommation d’alcool exacerbe la tendance à l’aplatissement de la courbe de température circadienne et intensifie par conséquent les troubles du sommeil et de l’humeur. De même, nous suggérons que les conditions physiopathologiques, y compris les troubles de l’humeur et du sommeil, le décalage horaire, le travail posté et le vieillissement, qui sont connues pour entraîner une altération de la température, sont aggravées par la consommation d’alcool. D’autres données sur les patients alcooliques sont nécessaires pour vérifier ces hypothèses.

Nous remercions le Dr A. Duhamel (Centre d’études et de recherche en informatique médicale, Lille) pour l’analyse statistique.

FOOTNOTES

  • Ce travail a été soutenu par des subventions de l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale, du Centre Hospitalier Régional Universitaire de Lille, et de l’Institut de Recherches Scientifiques sur les Boissons.

  • Adresse pour les demandes de réimpression et toute autre correspondance : T. Danel, Clinique de la Charité, Centre Hospitalier Régional Universitaire, 59037 Lille Cedex, France (E-mail:fr).

  • Les frais de publication de cet article ont été pris en charge en partie par le paiement des frais de page. L’article doit donc porter la mention « publicité » conformément à la section 1734 du 18 U.S.C. uniquement pour indiquer ce fait.

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